La bataille de Ligny

Blücher avait été prévenu, le 14 au soir, par un déserteur français, du mouvement qui se préparait pour le lendemain (1).
A minuit, des ordres furent expédiés de son quartier général pour hâter la concentration de l'armée en arrière de Fleurus.
Ce point était beaucoup trop rapproché de l'ennemi. Si Napoléon avait pris, le 16 au matin, une prompte et vigoureuse initiative ; s'il s'était montré l'égal de ce qu'il fut en Italie, à Ulm, à Ratisbonne, à Jéna, à Champ-Aubert et à Montmirail, tous les corps prussiens eussent été battus l'un après l'autre. Mais l'empereur était tellement dominé par la conviction que Blücher opérait sa concentration autour de Namur (2), qu'il ne donna aucun ordre positif avant le milieu du jour, et qu'il dédaigna même l'avis par lequel Grouchy lui annonça à six heures du matin que les Prussiens débouchaient en forces considérables par Sombreffe et Saint- Amand.

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Tandis que l'empereur perdait ainsi un temps irréparable, Blücher opérait sa concentration avec une rare célérité. Le 16, à dix heures du matin, trois de ses corps d'armée se trouvaient réunis entre Bry et Tongrinne.
Napoléon arriva devant Fleurus le même jour, à onze heures ; vers midi, il alla reconnaître la position, et une heure après, il rentra au camp pour faire ses préparatifs d'attaque. Cette reconnaissance toutefois paraît avoir été faite avec négligence, puisqu'elle donna à l'empereur une idée peu exacte des forces de Blücher. On lit, en effet, dans une lettre au maréchal Ney, écrite de Fleurus à deux heures de l'après-dînée par le major général de l'armée française: « L'empereur me charge de vous prévenir, M. le maréchal, que l'ennemi a réuni un corps de troupes entre Bry et Sombreffe, et qu'à deux heures et demie le maréchal Grouchy, avec les 5me et 4me corps, l'attaquera. »
Napoléon -et c'est assurément une circonstance extraordinaire- n'avait pas vu que ce corps de troupes était une armée de 80.000 hommes, prête à recevoir la bataille (3).
L'empereur avait trois partis à prendre:
1° Tourner la droite des Prussiens avec les deux corps de Ney, en laissant à Frasnes celui de Kellermann pour couvrir la route de Charleroi, qui était la ligne de retraite de l'armée française;
2° Attirer seulement à Ligny le corps de d'Erlon, en laissant ceux de Reille et de Kellermann défensivement vers Frasnes et les Quatre-Bras, pour observer l'ennemi et couvrir la ligne de retraite;
3° Prescrire à Ney de fondre avec impétuosité sur les Anglo-Néerlandais, de les refomer vers Bruxelles, et de se rabattre ensuite sur Bry, pour prendre les Prussiens à revers.
Le premier plan favorisait la jonction des deux armées; le troisième exposait l'empereur à être secouru trop tard, et le mettait dans le cas de ne remporter qu'une victoire incomplète. Le second seul offrait des avantages réels ; aussi le chef de l'armée française l'eût-il adopté sans nul doute, s'il avait connu l'état réel des forces ennemies. La preuve, c'est qu'à trois heures et quart, lorsqu'il fut fixé sur le nombre des Prussiens, il donna, mais trop tard, l'ordre positif de rappeler le 1er corps.
L'armée française avait 70,000 hommes et l'armée de Blücher au delà de 80,000 (4). Cette dernière se trouvait déployée entre Saint-Amand et Sombreffe, faisant face à la Sambre. Son front, de plus d'une lieue de longueur, était couvert par le ravin de Ligny.
Le général Jomini trouve cette position « détestable » et, en effet, elle offrait l'inconvénient d'avoir son flanc droit en l'air et son front hérissé d'obstacles, paralysant l'action de la belle et nombreuse cavalerie prussienne.
Le point d'attaque stratégique de cette position était évidemment la droite. En faisant un grand effort sur ce point, et en tenant seulement le centre et là gauche en échec, on pouvait séparer les armées de Blücher et de Wellington, puis agir par masses concentrées sur chacune d'elles séparément (5).
Napoléon espérait atteindre le même but par une attaque combinée sur la droite et le centre ; la chose était possible, mais il prit mal ses dispositions.
L'attaque sur la droite ne se fit point avec des forces suffisantes; on y employa seulement la division Girard et le corps de Vandamme. Gérard, avec le 4e corps, se trouvait au centre, et la cavalerie des généraux Pajol et Excelmans occupait la droite. Toute la garde et le corps des cuirassiers du général Milhaud étaient en seconde ligne derrière Fleurus.
La bataille commença vers deux heures et demie, par une attaque vigoureuse de Vandamme sur Saint-Amand. Ce village, après une lutte opiniâtre, fut enlevé à la baïonnette ; mais l'ennemi y rentra presque aussitôt.

Vers trois heures et demie, le combat s'engagea sur toute la ligne (6). Ce fut alors que Napoléon, jugeant que la résistance serait plus forte qu'il ne l'avait cru, fit appeler le comte d'Erlon, qui n'avait pas encore passé Frasnes.
Le général Vandamme se rendit une seconde fois maître de Saint-Amand par une attaque vigoureuse, qui coûta la vie à l'intrépide Girard. Blücher cependant dirigea sur ce point une partie de ses réserves, et finit par l'occuper de nouveau.
La lutte fut plus vive encore devant Ligny, au centre de l'armée prussienne. Le général Gérard, avec un courage admirable, emporta plusieurs fois ce village sans pouvoir s'y maintenir. Ici, comme sur la droite, les troupes prussiennes combattirent avec un acharnement qui s'explique par la haine violente qu'elles portaient à l'armée française. « On s'attaquait homme par homme, avec toute la fureur de l'animosité personnelle. Il semblait, dit un témoin oculaire, que chacun eût rencontré dans son adversaire son ennemi mortel (7). »
A cinq heures et demie, l'empereur allait porter un coup décisif avec la garde sur Ligny, quand Vandamme donna avis que, sur la gauche de l'armée française, on remarquait un corps de troupes d'environ 50.000 hommes. « Cette colonne, dit Napoléon, avait été prise d'abord pour la colonne détachée de la gauche ; mais outre qu'elle était beaucoup plus forte, elle arrivait par une route différente. » La division Girard l'ayant reconnue pour ennemie, l'empereur suspendit le mouvement de sa garde, et envoya un général (8) examiner de près cette colonne. Il apprit ainsi, à six heures et demie, qu'il avait affaire, non pas aux Anglais, mais au corps de d'Erlon, accouru pour soutenir l'attaque de Saint-Amand (9).
« L'empereur, a écrit Gourgaud, ne put se rendre raison d'un tel mouvement (10), » et cependant il est prouvé qu'il l'avait ordonné lui-même. Le doute n'est permis que sur la question de savoir si c'est par Bry ou par Saint-Amand que Drouet devait l'opérer. Le général Jomini et le duc d'Elchingen se prononcent en faveur de la première hypothèse ; mais l'ordre écrit par Soult, à trois heures et quart, n'est pas si absolu, puisqu'il enjoint au maréchal de se diriger par les hauteurs de Bry et Saint-Amand.
Quoi qu'il en soit, l'arrivée du 1er corps, ou plutôt l'erreur de ceux qui le prirent pour une colonne ennemie, causa un retard fâcheux dans l'attaque du village de Ligny.
Il y a dans ce fait quelque chose d'incompréhensible. On se demande aussi pourquoi l'empereur, dans un moment si décisif, laissa le 1er corps sans instructions et négligea de le diriger sur Bry. « Cet oubli, dit le général Jomini, quoi qu'on puisse alléguer, était une faute manifeste, qui empêcha la bataille de produire tous les résultats qu'elle aurait pu avoir. »
Il était près de sept heures quand Napoléon retira la garde de devant Saint-Amand (11) pour la jeter sur Ligny. Blücher prit ce mouvement pour un commencement de retraite. Il se porta, avec ce qui lui restait de forces disponibles, sur sa droite, dans l'intention de suivre les Français, qui, pendant ce temps, massaient leurs troupes contre le centre affaibli. Dès que le général prussien vit son erreur, il accourut au point menacé avec le peu de cavalerie qu'il avait pu recueillir à la hâte (12). Mais, trop faible pour résister aux cuirassiers français, ce petit corps fut culbuté. Blücher, démonté par un coup de feu, resta sur le champ de bataille (heureusement sans être reconnu), jusqu'à ce que son aide de camp lui eût amené un cheval de dragons.
La garde, pendant ce temps, avait pris le village et percé le centre de l'armée prussienne. Si elle s'était mise en mouvement quelques heures plus tôt, la victoire eût été complète.
La poursuite néanmoins aurait pu donner d'immenses résultats ; mais elle fut arrêtée par l'obscurité, par le mouvement qu'opéra du côté de Sombreffe la gauche encore intacte de l'ennemi, et par la bonne contenance que firent les débris de Ziethen et de Pirch entre Bry et Sombreffe.
On doit reconnaître, du reste, que Napoléon ne montra pas, après la victoire de Ligny, l'ardeur qu'il avait déployée dans d'autres circonstances (13). Les alliés, profitant de ses immortelles leçons, ont fait dans la nuit de Waterloo ce qu'il aurait pu faire dans la soirée du 16.
On verra plus loin comment le corps de d'Erlon fut rappelé par Ney, au moment où il aurait pu rendre d'immenses services à l'empereur (14).
L'armée prussienne eût été en effet dans une bien fâcheuse position, si ce corps avait été dirigé sur Bry dès qu'on l'aperçut. Mais on le laissa sans instructions et sans guide. La division Durutte, que le comte d'Erlon avait seule maintenue devant Saint-Amand, ne prit aucune part à l'action ; elle resta la nuit sur le flanc des colonnes en retraite, sans faire aucune tentative pour les arrêter. Ainsi, dans cette fatale campagne de 1815, tous les incidents tournèrent contre l'armée française : la fortune, évidemment, n'était plus de son côté (15).
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Notes de ce chapitre :

(1) Quelques écrivains prétendent que Blücher fut informé seulement de la marche des Français dans la journée du 15, par le lieutenant général de Bourmont, qui, ce jour-là, à six heures du matin, quitta son poste avec plusieurs officiers attachés à sa personne. C'est une erreur ; la première information lui vint d'un tambour de la garde impériale, le 14 au soir. (Victoires et conquêtes, t. XXIV, p. 179.) (Retour au texte.)
(2) On en voit la preuve dans la lettre dictée à de Flahaut, entre huit et neuf heures du matin. (Retour au texte.)
(3) Après la bataille, Soult tomba dans une exagération en sens contraire on trouve en effet, t. X de la Correspondance de Joseph, ce billet inexplicable, écrit au roi le 16 à huit heures et demie du soir : " Monseigneur, l'empereur vient de remporter une victoire complète sur les armées prussienne et anglaise, réunies sous les ordres de lord Wellington et du maréchal Blücher ». (Retour au texte.)
(4) Blücher, dans son rapport, évalue ses forces à 80.000 hommes, et celles de l'armée française à 130.000. C'est une erreur ; il croyait avoir devant lui toutes les forces de l'ennemi.
D'après Gourgaud, Napoléon eut à Ligny 59.310 hommes engagés et 204 canons, plus 11.770 hommes et 30 canons, laissés en réserve, qui ne prirent aucune part à la bataille. – d'après de Vaudoncourt, il y eut à Ligny 42.500 hommes d'infanterie, 14.850 de cavalerie et 204 bouches à feu ; – d'après Victoires et Conquêtes, 71.000 hommes, dont 60.000 au plus prirent part au combat ; et – d'après Wagner et les auteurs allemands, 74.000 hommes ; – d'après Carmichaël-Smyth, 93.000 hommes et 242 canons.
On est plus d'accord sur la force de l'armée de Blücher, que les Français et les Allemands portent à 80.000 hommes ; de Vaulabelle cependant l'évalue à 95.000 hommes; de Vaudoncourt, à 96.200 et les Victoires et Conquêtes, à 90,000 ; mais ces trois derniers chiffres sont exagérés. (Retour au texte.)
(5) Cette opinion est partagée par le général Muffling (Histoire de la Campagne, etc., par C.deW., p,17.) (Retour au texte.)
(6) Le général Rogniat fait observer avec raison, qu'en attaquant les Prussiens sur tous les points, en ordre parallèle, Napoléon manqua l'occasion d'obtenir une victoire décisive. Ce mode d'attaque, en effet, ne pouvait avoir pour conséquence que de rejeter Blücher sur Wellington., résultat qu'il fallait éviter à tout prix. Le général de Vaudoncourt a fait beaucoup d'efforts pour démontrer que la bataille de Ligny ne devînt une bataille de front que par la non-coopération d'une partie de l'aile gauche. « Il était dans l'intention de l'Empereur, dit-il, que le 1er corps enveloppât la droite de Blücher, pendant que Gérard et la garde, par une attaque sur Ligny, isoleraient cette aile du reste de l'armée. » C'eût été, en effet, le moyen de faire le plus de mal aux Prussiens et de les mettre hors de cause. Mais Napoléon ne prit aucune mesure pour assurer l'exécution de ce plan, puisque son ordre, expédié à deux heures, prescrivit seulement à Ney de se rabattre sur Ligny, quand il aurait attaqué et vigoureusement poussé l'ennemi qui était devant lui aux Quatre-Bras. Ce ne fut que vers trois heures et demie qu'il donna l'ordre positif de faire venir le 1er corps. Ainsi, nos observations sur l'insuffisance de l'attaque dirigée contre la droite de Blücher conservent toute leur valeur. (Retour au texte.)
(7) Journal militaire autrichien, 1819. VIe cahier, p. 202. (Retour au texte.)
(8) L'empereur dit qu'il envoya le général Dejean ; mais celui-ci, dans une lettre écrite au duc d'Elchingen (le 26 juillet 1839), affirme que ce ne fut point lui. (Retour au texte.)
(9) C'est la version de Napoléon, de Jomini et de Gourgaud. Le général de Vaudoncourt soutient, au contraire, que Napoléon comptait sur l'arrivée du 1er corps, et fut surpris seulement lorsqu'il apprit que ce corps avait fait volte-face, sauf la division Durutte et un détachement de cavalerie de Jacquinot. Cette opinion est corroborée par plusieurs témoignages importants, et surtout par le fait que Napoléon ne donna aucune instruction au comte d'Erlon lorsqu'il fut en vue, chose qui n'aurait pas eu lieu évidemment, si l'apparition du 1er corps avait été un malentendu, un événement inexplicable, comme dit Gourgaud. Jomini prétend que d'Erlon avait pris, par erreur, la direction de Saint-Amand ; mais l'empereur ne lui adresse pas ce reproche, et Soult, dans sa lettre du 17 juin à Ney, dit formellement que si le comte d'Erlon avait exécuté le mouvement sur Saint-Amand, que l'empereur avait ordonné, l'armée prussienne eût été détruite. (Retour au texte.)
(10) « La manœuvre de cette colonne parut inexplicable. Elle avait donc passé entre Ney et le maréchal Blücher, ou bien entre les Quatre-Bras et Charleroi. » (Mémoires de Napoléon.) (Retour au texte.)
(11)Napoléon avait dirigé sa garde sur Saint-Amand, afin d'engager Blücher à dégarnir son centre. Le maréchal s'y était laissé prendre : quarante bataillons et soixante escadrons étaient accumulés sur la droite quand Ligny fut attaqué. (Retour au texte.)
(12) Six escadrons seulement. (Retour au texte.)
(13) Le général Jomini fait observer cependant que les troupes prussiennes, qui tenaient Bry à leur droite et Sombreffe à leur gauche, étaient en bon ordre et suffisaient pour arrêter toute poursuite trop audacieuse. (Retour au texte.)
(14) Quelques historiens prétendent que le comte d'Erlon n'aurait pas dû obtempérer à l'ordre de Ney. Il eut sans doute par ce refus rendu un immense service a l'empereur ; mais qui oserait poser en principe qu'un commandant de corps détaché est juge des cas où il doit ou ne doit pas obéir a ses chefs. Le comte d'Erlon fut peut-être influencé aussi par ce fait singulier, qu'il ne reçut, en arrivant sur le champ de bataille, aucune instruction de l'empereur. (Retour au texte.)
(15) Les Français, d'après Napoléon, perdirent 6.950 hommes. D'après les Victoires et Conquêtes, ils en perdirent 7 à 8.000. Les Prussiens, d'après la même autorité, eurent plus de 20.000 hommes tués, blessés, pris ou égarés.
Gourgaud estime la perte des Français à 6.800 hommes, et celle des Prussiens à 25.000 ; Vetter (t. II, p. 307), Kausler (p, 674) et Sporchill (p. 102) portent les pertes de Blücher a 372 officiers, 11.706 hommes et 16 canons : estimation peu différente de celles de von Damitz, de Wagner et de Clausewitz. Plotho (t. IV, p. 43) évalue les pertes de ses compatriotes en blessés et tués a 14.000 hommes. Il est a remarquer toutefois que dans les évaluations précédentes on n'a pas tenu compte des prisonniers.