La bataille de Waterloo

Napoléon avait donné, pendant la nuit, les ordres nécessaires pour la bataille du lendemain, bien qu'il doutât encore qu'elle pût avoir lieu. Il pensait que le duc de Wellington et le feld-maréchal Blücher profitaient alors de cette même nuit pour traverser la forêt de Soignes, et se réunir devant Bruxelles ; et il ne se dissimulait point dans cette hypothèse, que la position de I'armée française deviendrait délicate ; que les deux armées ennemies se renforceraient de toutes les troupes qu'elles avaient sur leurs derrières ; qu'il y aurait plus que de la témérité à faire franchir la forêt de Soignes à son armée, pour combattre au débouché des forces plus que doubles, formées et en position ; et cependant, sous peu de semaines, les armées russe, autrichienne, bavaroise, etc. allaient passer le Rhin et se porter sur la Marne ! Le corps d'armée qui leur était opposé en Alsace, ne s'élevait pas à vingt mille hommes ! … 

Préoccupé de ces grandes pensées ; Napoléon après s'être entretenu avec ses principaux officiers et leur avoir donné ses instructions, sortit à pied de la ferme du Caillou, à une heure du matin accompagné seulement du général Bertrand, son grand maréchal. Il parcourut la ligne des grands gardes, et vit la forêt de Soignes bordée des feux de bivouacs de l'ennemi. Il put juger par l'étendue de ces feux de la force qu'il avait devant lui. Un profond silence régnait sur les deux lignes ; de part et d'autre, les troupes prenaient un repos que les fatigues des jours précédents avait rendu bien nécessaire. Vers le matin, les rapports des reconnaissances, et deux déserteurs belges confirmèrent qu'aucun mouvement rétrograde n'avait eu lieu dans l'armée ennemie.

Le jour allait paraître, lorsque Napoléon rentra à son quartier général en éprouvant quelque satisfaction de ce que le général en chef anglais était disposé à accepter le combat sur un terrain défavorable, puisqu'il avait derrière lui les défilés de la forêt de Soignes, ce qui rendait la retraite de l'armée anglo-hollandaise presque impossible en cas d'échec ; mais sous un autre rapport, le chef de l'armée française craignait que le mauvais temps ne l'empêchât de profiter de cette détermination de son adversaire. 

L'armée ennemie était en bataille sur la chaussée de Charleroi à Bruxelles, en avant de la forêt de Soignes, occupant une ligne de hauteurs, à partir d'un plateau dominant le château de Hougoumont, jusqu'au penchant d'un autre plateau qui couronne les fermes de la Haye et de Papelotte. La droite, composée des première et deuxième divisions anglaises et de la division de Brunswick, s'appuyait à un ravin au-delà de la route de Nivelles ; elle occupait en avant de son front le château de Hougoumont par un détachement ; le centre, composé de la troisième division anglaise et des première et deuxième divisions belges, était en avant du hameau de Mont Saint-Jean ; la gauche de ce centre était appuyée à la chaussée de Charleroi et occupait la ferme de la Haye-Sainte par un détachement. L'aile gauche, composée des cinquième et sixième divisions anglaises et de la troisième division belge, avait sa droite appuyée à la chaussée de Charleroi, sa gauche, en arrière du hameau de la Haye, ayant un détachement entre ce hameau et celui de Smohain, et autre en avant et en arrière de la ferme de Papelotte. Un profond ravin qui, de ce côté, descend vers Ohain, protégeait cette aile gauche. La réserve était à Mont Saint-Jean, intersection des chaussées de Charleroi et de Nivelles à Bruxelles : la cavalerie rangée sur trois lignes, garnissait les derrières de la ligne de bataille de l'armée; dont l'étendue était de deux mille toises environ. Deux petits corps ou détachements, sous les ordres du général Colville et du prince Frédéric des Pays-Bas, étaient postés, le premier près de Tubise, le second à Clabbeck et Braîne-le-Château pour défendre les approches par la route de Mons. Une brigade de cavalerie anglaise occupait en flanqueurs tous les débouchés, depuis le village d'Ohain jusqu'à l'extrême gauche de la ligne. La force totale de l'armée anglo-hollandaise était, ainsi que nous l'avons déjà dit, de plus de quatre-vingt mille hommes dont quinze à dix-huit mille environ de cavalerie.

A huit heures et demie, des officiers d'artillerie, qui avaient parcouru la plaine, annoncèrent au quartier général français que l'artillerie pouvait manoeuvrer, quoique avec quelques difficultés, qui, dans une heure, seraient diminuées. Aussitôt Napoléon monta à cheval, se porta vers la ferme de la Haye-Sainte, reconnut la ligne ennemie et chargea le général du génie Haxo de s'en approcher davantage pour s'assurer s'il avait été levé quelques redoutes ou retranchements. Ce général revint promptement rendre compte qu'il n'avait aperçu aucune trace de fortification Napoléon, après avoir réfléchi quelques instants, dicta l'ordre de bataille que ses aides de camp portèrent aux divers corps d'armée qui étaient sous les armes. 

Conformément aux ordres reçus, les troupes se mirent en mouvement sur onze colonnes, destinées, quatre à former la première ligne, quatre la seconde ligne, trois la troisième. 

Les quatre colonnes de la première ligne étaient celle de gauche; formée par la cavalerie du deuxième corps (division légère du général Piré) ; la deuxième, par les trois divisions d'infanterie du deuxième corps, sous les ordres des généraux Jérôme Bonaparte, Bachelu et Foy ; la troisième, par les quatre divisions d'infanterie du premier corps, commandées par les généraux N N. Marcognet et Durutte ; la quatrième, par la cavalerie du premier corps (division légère du général Jacquinot). 

Les quatre colonnes de la seconde ligne étaient : celle de gauche, formée par les deux divisions du corps de cavalerie du comte de Valmy, commandée par les généraux Lhéritier et Roussel d'Hurbal ; la deuxième, par les deux divisions d'infanterie du sixième corps que commandaient les généraux Simmer et Jeannin ; la troisième, par les deux divisions de cavalerie légère dès généraux Domont et Subervie (la première, attachée au sixième corps, la deuxième, détachée du corps de Pajol) ; la quatrième, par le corps de cuirassiers du général Milhaud formée des deux divisions des généraux Delort et Wathier-Saint-Alphonse. 

Les trois colonnes de la troisième ligne étaient : celle de gauche, formée par la division de grenadiers à cheval et de dragons de la garde, commandée par le général Guyot ; la seconde, par les trois divisions de la vieille, moyenne et jeune garde, sous les ordres des généraux Friant, Morand et Duhesme ; la troisième, par la division des chasseurs et lanciers de la garde, commandée par le général Lefebvre-Desnouettes. 

L'artillerie marchait sur les flancs des colonnes ; les parcs et les ambulances à la queue. 

A neuf heures et demie, les têtes des quatre colonnes de la première ligne arrivèrent sur le terrain où elles devaient se déployer. En même temps, les sept autres colonnes couronnèrent les hauteurs plus on moins éloignées en arrière de la ligne ; les troupes ennemies étaient placées de manière à contempler ce spectacle véritablement imposant ; les trompettes et les tambours se faisaient entendre dans toute la profondeur du terrain, la musique des divers régiments jouait ces airs patriotiques qui avaient tant de fois conduit les Français à la victoire, l'espérance du succès était dans tous les coeurs ; l'ardeur la plus .belliqueuse brillait sur tous les visages. 

Les onze colonnes se déployèrent avec une précision et un ordre admirable ; la cavalerie légère du deuxième corps, sur trois lignes, à cheval sur la chaussée de Nivelles à Bruxelles, à peu près à la hauteur du parc de Hougoumont, éclairant par la gauche toute la plaine, et ayant des grand gardes sur Braîne-la-Leud ; sa batterie d'artillerie légère sur la chaussée de Nivelles. Les trois divisions d'infanterie du même corps occupèrent l'espace compris entre la chaussée de Nivelles et celle de Charleroi (c'était une étendue de neuf cents a mille toises) ; la division Jérôme Bonaparte, tenant la gauche près la chaussé de Nivelles et le bois de Hougoumont ; la division Bachelu, la droite qui arrivait à la chaussée de Charleroi, près la ferme de la Belle Alliance ; chaque division était sur deux lignes, la deuxième à trente toises de la première, ayant son artillerie sur le front, et ses parcs en arrière, près la chaussée de Nivelles. La troisième colonne, formée par le premier corps, appuya sa gauche à la Belle-Alliance, sur la droite de la chaussée de Charleroi, et sa droite vis-à-vis les fermes de Papelotte et de la Haye où était la gauche de l'ennemi. Chaque division également sur deux lignes ; l'artillerie dans les intervalles des brigades. La cavalerie de ce corps d'armée qui formait la quatrième colonne se déploya à la droite des divisions d'infanterie, sur trois lignes, observant la Haye, le hameau de Smohain, le château de Frichermont, et jetant des postes sur Ohain pour observer les flanqueurs de l'ennemi ; son artillerie légère était sur sa droite.

La première ligne était à peine formée, que les têtes des quatre colonnes de la seconde ligne arrivèrent au point où elles devaient se déployer. Les deux divisions de grosse cavalerie du comte de Valmy s'établirent sur deux lignes, à trente toises l'une de l'autre, appuyant la gauche à la chaussée de Nivelles, à cent toises de la deuxième ligne du deuxième corps, et la droite à la chaussée de Charleroi ; une des batteries de ce corps prit position sur la gauche, près la chaussée de Nivelles ; l'autre sur la droite, près de la chaussée de Charleroi. La deuxième colonne (sixième corps) se portât à cinquante toises derrière la deuxième ligne du deuxième corps ; elle resta en colonne serrée par division, occupant une centaine de toises de profondeur, le long et sur la gauche de Charleroi, avec une distance de cent toises entre les deux colonnes de division, son artillerie sur son flanc gauche. La troisième colonne (division de cavalerie légère Domont et Subervie) se plaça en colonne serrée par escadron, la gauche appuyée à la chaussée de Charleroi, vis-à-vis le sixième corps, dont elle n'était séparée que par cette chaussée ; son artillerie légère était sur son flanc droit La quatrième colonne (corps de cuirassiers du général Milhaud) se déploya sur deux lignes, à trente toises d'intervalles, et cent toises derrière la deuxième ligne du premier corps, la gauche appuyée à la chaussée de Charleroi, la droite dans la direction de Smohain et Frichermont. Cette colonne occupait une étendue d'environ neuf cents toises ; ses batteries étaient sur sa gauche, près de la chaussée de Charleroi et sur son centre. 

Pendant que cette deuxième ligne achevait de se former, les têtes des trois colonnes de la réserve arrivèrent à leurs points de déploiement. La grosse cavalerie de la garde se plaça à cent toises derrière celle du comte de Valmy, en bataille sur deux lignes, à trente toises d'intervalle ; la gauche du côté de la chaussée de Nivelles, la droite du côté de celle de Charleroi, l'artillerie au centre. La deuxième colonne (infanterie de la garde) se déploya sur six lignes, chacune de quatre bataillons, à distance de dix toises l'une de l'autre, à cheval sur la route de Charleroi, et un peu en avant de la ferme de Rossomme ; les batteries appartenant aux différents régiments se placèrent sur la gauche et la droite ; celles à pied et à cheval de la réserve derrière les lignes. La troisième colonne (chasseurs à cheval et lanciers de la garde) se déploya sur deux lignes, à trente toises d'intervalle, à cent toises derrière les cuirassiers du général Milhaud la gauche à la chaussée de Charleroi, et la droite du côté de Frichermont, son artillerie légère sur son centre. 

Tout ce grand mouvement était achevé à dix heures et demie ; les troupes étaient à leur position, et le plus profond silence régnait sur ce champ de bataille où tant de victimes allaient bientôt faire entendre les cris déchirants de la douleur, les sombres gémissements qui précèdent une mort violente, les dernières et solennelles paroles de la valeur expirante. L'armée française se trouvait rangée sur six lignes, formait à peu près la figure de six V, ou plutôt six angles très ouverts ; les deux premières d'infanterie ayant la cavalerie légère sur les ailes ; la troisième et quatrième de grosse cavalerie, la cinquième et la sixième de cavalerie de la garde, avec six lignes d'infanterie de la garde, perpendiculairement placées au sommet des six angles, et le sixième corps en colonne serrée ; perpendiculairement aux lignes qu'occupait la garde (l'infanterie de ce corps sur la gauche de la route, et les deux divisions, légères Domont et Subervie sur la droite). Les chaussées de Charleroi et de Nivelles étaient restées libres, pour que l'artillerie de réserve pût arriver rapidement sur les divers points de la ligne.

Napoléon parcourt les rangs ; le plus grand enthousiasme animait tous les soldats ; il donna ses derniers ordres, et vint se placer, à la tête de sa garde, sur les hauteurs de la ferme de Rossomme, où il mit pied à terre. Delà il découvrait les deux armées, et la vue s'étendait fort loin à droite et à gauche du champ de bataille. 

Dix divisions d'artillerie, parmi lesquelles trois se composaient de pièces de position du calibre de 12, se réunirent, la gauche, appuyée à la chaussée de Charleroi, sur les monticules au-delà du bâtiment de la Belle-Alliance, et en avant de la division de gauche du premier corps. Elles étaient destinées à soutenir l'attaque de la Haye-Sainte, que devaient faire deux divisions du premier corps et les deux divisions du sixième, dans le temps que les deux autres divisions du comte d'Erlon (Durutte et Marcognet) se porteraient sur les fermes de Papelotte et La Haye. La gauche de l'ennemi devait se trouver tournée par ce mouvement. La division de cavalerie légère du général Domont (attachée au sixième corps) en colonne serrée, et celle du général Jacquinot (premier corps), qui étaient, sur ses ailes, devaient participer à cette attaque, que les deuxième et troisième lignes de cavalerie soutiendraient, ainsi que toute la garde à pied et à cheval. L'armée française, une fois maîtresse de la Haye et de Mont Saint-Jean, coupait la chaussée de Bruxelles et toute la droite de l'armée anglo-hollandaise, où étaient ses principales forces. Napoléon avait préféré tourner la gauche de l'ennemi, plutôt que sa droite : 1° afin de le couper d'avec les Prussiens, qui étaient à Wavre, et de s'opposer à leur réunion, s'ils l'avaient préméditée, et quand même cette préméditation n'aurait pas eu lieu, si l'attaque se fût faite sur sa droite, l'armée anglo-hollandaise repoussée se serait rejetée sur celle des prusso-saxons, au lieu que, faite sur la gauche, elle en était séparée et jetée dans la direction de la mer ; 2° parce que la gauche parut beaucoup plus faible ; 3° enfin, parce que Napoléon attendait d'un moment à l'autre l'arrivée d'un détachement du maréchal Grouchy pour sa droite, et ne voulait pas courir les chances d'en être séparé. 

Tandis que tout se préparait pour cette attaque décisive, la division Jérôme Bonaparte, sur la gauche, engagea par ses tirailleurs une fusillade au bois de Hougoumont : le feu devint bientôt plus vif ; l'ennemi ayant démasqué une artillerie nombreuse, le général Reille fit avancer la batterie de la division Foy, et Napoléon envoya au comte Kellermann (comte de Valmy), l'ordre de faire avancer ses douze pièces d'artillerie légère. La division Jérôme enleva deux fois le bois de Hougoumont, et fut repoussé autant de fois : ce bois était défendu par la division des gardes anglaises à pied ; troupe d'élite et d'un grand élan. Le général Foy s'avança au soutien de la division Jérôme ; l'action devint de plus en plus vive et sanglante ; de part et d'autre ont des prodiges de valeur ; l'ennemi engagea une grande partie des troupes de son aile droite ; les gardes anglaises couvrirent de leurs cadavres les bois et les avenues du château, mais non sans faire éprouver aux bataillons français une perte considérable. Enfin, après deux heures d'un combat acharné, les troupes ennemies durent céder à l'impétuosité de leurs adversaires, et elles se retirèrent partie derrière le château, partie derrière le verger, et ensuite dans un jardin creux qui longe le verger. Là, les Français furent arrêtés par le feu qui partaient d'un mur crénelé du jardin, masqué par une haie ; ils redoublèrent d'efforts pour en chasser l'ennemi et emporter le château de vive force ; mais parvenus un moment à forcer une porte de la cour, ils furent repoussés par l'ennemi toute la journée, bien que le château fut entouré de trois cotés et devint la proie des flammes.

Cependant, Napoléon avait confié au prince de la Moskowa la grande attaque du centre. Ce maréchal ayant surveillé et activé tous les préparatifs de ce mouvement, envoya un de ces aides de camp pour dire qu'il était prêt et qu'il n'attendait plus que le signal. Avant de donner, Napoléon voulut jeter un coup d'oeil sur le champ de bataille, et aperçut dans la direction du village de Saint-Lambert un nuage qui lui parut être des troupes ; il demanda au duc de. Dalmatie, major général qui était auprès de lui, s'il ne faisait pas la même remarque : le maréchal dit qu'il croyait voir effectivement une colonne en marche, et qu'il y avait lieu de penser que c'était un détachement du maréchal Grouchy. Dans l'incertitude où se trouvait le chef suprême de l'armée française, il fit appeler le général Domont, et lui ordonna de se porter avec sa division de cavalerie légère et celle du général Subervie pour éclairer sa droite, communiquer promptement avec les troupes qui arrivaient de Saint-Lambert, opérer la réunion si elles appartenaient au maréchal Grouchy, et les contenir si elles étaient ennemies. Ces trois mille hommes de cavalerie n'eurent qu'à faire un à droite par quatre pour être hors des lignes de l'armée ; ils se portèrent rapidement et sans confusion à trois mille toises et s'y rangèrent en potence sur, toute la droite de l'armée. 

Peu de temps après ce mouvement, un officier de chasseurs amena un hussard prussien qui venait d'être fait prisonnier par les coureurs d'une colonne volante de trois cents chevaux qui battaient l'estrade entre Wavre et Plancenois ce hussard était porteur d'une lettre que le général Bülow adressait au duc de Wellington pour l'informer de son arrivée par Saint-Lambert, et lui demander des ordres ultérieurs. Interrogé par l'état-major, le prisonnier donna d'ailleurs tous les renseignements désirables. Il dit que la colonne qu'on apercevait vers le village que nous venons de nommer était l'avant-garde du corps de Bülow qui n'avait point donné à la bataille de Ligny, il ajouta, qu'il avait été le matin à Wavre, que les trois autres corps de l'armée prusso-saxonne y étaient campés, qu'ils y avaient passé la nuit du 17 au 18, qu'ils n'avaient aucun Français devant eux, qu'il supposait que les Français avaient marchés vers Plancenois, qu'une patrouille de son régiment avait été dans la nuit jusqu'à deux lieues de Wavre sans rencontrer aucun corps français. Le duc de Dalmatie expédia sur-le-champ la lettre interceptée et le rapport du hussard au maréchal Grouchy en lui réitérant l'ordre de marcher de suite sur Saint-Lambert et de prendre à dos le corps du général Bülow. L'officier porteur de ces dépêches était à peine éloigné d'une demi lieue, quand le général Domont envoya dire que ses coureurs avaient rencontrés des détachements ennemis dans la direction de Saint-Lambert, et qu'il venait d'envoyer dans plusieurs autres directions des patrouilles d'élite pour avoir des nouvelles du maréchal Grouchy et communiquer avec lui. 

Napoléon fit ordonner immédiatement au général comte de Lobau, de traverser avec ses deux divisions la chaussée de Charleroi en faisant un changement à droite par division, et de se porter, pour soutenir la cavalerie légère, du côté de Saint-Lambert ; de choisir une bonne position intermédiaire, où il pût, avec dix mille hommes environ (y compris les deux divisions Domont et Subervie), en arrêter trente mille, si cela devenait nécessaire : enfin d'attaquer vivement les Prussiens, aussitôt qu'il entendrait les premiers coups de canon des troupes que le maréchal Grouchy avait pu détacher derrière eux. Ce mouvement fut exécuté sur-le-champ. 

Il était midi, les tirailleurs étaient engagés sur toute la ligne ; mais l'action n'avait réellement lieu que sur la gauche dans le bois et au château de Hougoumont. Du côté de la droite les troupes du général Bülow étaient encore stationnaires ; elles paraissaient se former et attendre que leur artillerie ait passé le défilé. C'est alors que Napoléon envoya l'ordre au prince de la Moskowa de faire commencer le feu de ses batteries, de marcher sur la Haye-Sainte, de s'en emparer, d'y mettre en position une de ses divisions d'infanterie d'attaquer ensuite également les deux fermes de Papelotte et de la Haye, et d'en déposer l'ennemi, afin d'intercepter toute communication entre l'armée anglo-hollandaise et le corps de Bülow. Quatre-vingts bouches à feu firent bientôt de grands ravages dans les rangs de la gauche. Le comte d'Erlon s'avança sous la protection de ce feu terrible ; la tête d'une forte colonne formée des deuxième et troisième divisions de son corps d'armée, et parvint, à la faveur d'un ravin, à couronner la hauteur. Pendant que cette attaque était démasquée, Napoléon vit que l'ennemi ne faisait aucun mouvement sur sa droite La colonne française chargea, sans hésiter, partie de la deuxième division belge qui, déployée en ligne pour occuper plus de terrain ; ne put résister à celte masse formidable et fut repoussée avec perte ; elle se rallia toutefois avec un bataillon de milice, placé en réserve. Dans cet intervalle, une brigade anglaise opposa une vigoureuse résistance, tandis que deux autres régiments de la même nation marchaient à la baïonnette sur le flanc de la colonne française. Cette charge arrêta le mouvement du comte d'Erlon ; le général sir Thomas Picton, commandant la cinquième division anglaise, tomba blessé mortellement. Profitant du moment favorable, la brigade de cavalerie (dragons anglais) commandée par le général Sir Williams Ponsomby, placée en réserve derrière cette partie de la ligne ennemie, entama une charge à fond sur la colonne française, la rompit, lui enleva deux aigles et lui désorganisa sept pièces de canon. Napoléon, témoin de cet échec , ordonna au corps de cuirassiers du général Milhaud, de la deuxième ligne, de s'avancer pour charger la cavalerie anglaise. La brigade du général Travers (division Watier), formée des quatrième et douzième régiments de cuirassiers, d'une part ; les sixième et neuvième de cuirassiers, formant la brigade du général Farine (division Delort) de l'autre ; enfin, le quatrième régiment de lanciers (cavalerie du premier corps), d'un troisième côté, tombèrent à la fois sur les escadrons ennemis, qui, ne pouvant résister à ce choc terrible, furent écharpés et repoussés avec une perte considérable. Les canons furent repris et l'infanterie du comte d'Erlon dégagée et ralliée. 

Pendant que ceci se passait à la droite de la chaussée de Charleroi, une autre colonne, formée également des troupes du premier corps, attaquait avec une impétuosité la ferme de la Haye-Sainte. Dans cette lutte longtemps infructueuse, une brigade de la deuxième division du premier corps fit de grandes pertes, mais elle fut renforcée par une partie de la première division, et soutenue par une brigade de cuirassiers du corps de Kellermann. Diverses charges d'infanterie et de cavalerie eurent encore lieu avec plus ou moins de succès ; enfin, après trois heures de combat, la ferme de la Haye-Sainte fut emportée malgré la belle résistance des régiments écossais, et occupée par l'infanterie française ; la deuxième division belge, les cinquième et sixième divisions anglaises avaient été très maltraitées. 

Durant cette mêlée opiniâtre, Napoléon parcourut la ligne d'infanterie du premier corps, la ligne de cavalerie du général Milhaud, et celle de la garde placée en troisième ; au milieu de la mitraille, des obus et des boulets. Le général Devaux, commandant l'artillerie de la garde, fut tué aux côtés du chef suprême de l'armée ; le général Lallemand lui succéda et fut blessé peu après. 

Le désordre commençait à s'introduire dans le centre de l'armée anglo-hollandaise ; les bagages, charrois, les blessés, voyant les Français s'approcher de Mont Saint-Jean et du principal débouché de la forêt de Soignes, accouraient en foule pour opérer leur retraite. Un grand nombre de fuyards anglais, belges, allemands, qui avaient été sabrés par la cavalerie, se précipitèrent sur Bruxelles. Il était quatre heures ; et, bien que les troupes ennemies tinssent encore, on pouvait croire que la victoire ne tarderait pas être décidée, lorsque le corps de Bülow opéra sa puissante diversion. Dès deux heures le général Domont avait fait prévenir que le général prussien débouchait sur trois colonnes, et que les chasseurs français tiraillaient tout en se retirant devant l'ennemi qui leur paraissait très nombreux. En évaluant ces troupes à quarante mille hommes environ, le général Domont ajoutait que ses coureurs avaient fait plusieurs lieues dans diverses directions sans avoir eu de nouvelles du maréchal Grouchy et qu'ainsi il ne fallait pas compter sur ce dernier. A peu près dans le même temps, Napoléon recevait des détails bien fâcheux. Le maréchal Grouchy, au lieu d'être parti de Gembloux à la petite pointe du jour, comme il l'avait annoncé par sa dépêche, datée de deux heures après minuit, n'avait point encore quitté son camp à neuf heures et demie du matin. L'officier porteur de la dépêche du maréchal, attribuait ce retard au mauvais temps qui avait eu lieu dans la matinée.

Cependant, la canonnade tarda peu à s'engager entre le général Bülow et le comte de Lobau : les troupes prussiennes marchaient en échelons ; le centre en avant ; la ligne de bataille ennemie était perpendiculaire sur le flanc droit de l'armée française, parallèlement à la chaussée de Plancenois à la Haye-Sainte. L'échelon du centre démasqua trente bouches à feu, l'artillerie du sixième corps lui en opposa un pareil nombre. Après une heure de canonnade, le comte de Lobau s'apercevant que ce premier échelon n'était pas soutenu, marcha à lui, l'enfonça et le repoussa à une certaine distance ; mais les deux autres échelons qui paraissaient avoir été retardés par les mauvais chemins, rallièrent le premier, et sans essayer d'enfoncer la ligne française, ils cherchèrent à la déborder par un à gauche en bataille. 

Le comte de Lobau, craignant d'être tourné, exécuta sa retraite en échiquier, en se rapprochant de la chaussée de Bruxelles ; les feux des batteries prussiennes doublèrent alors, et l'on compta jusqu'à soixante bouches à feu : les boulets tombaient en avant et en arrière de la Belle-Alliance où se trouvait Napoléon avec la garde. C'était la ligne d'opération de l'armée ; et l'ennemi s'approchait tellement que sa mitraille labourait la chaussée. Napoléon ordonna au général Duhesme, qui commandait les deux divisions de jeune garde, de se porter vers Plancenois sur la droite du sixième corps avec cette infanterie et vingt-quatre bouches à feu de la garde. Un quart d'heure après, cette batterie commença son feu, et comme elle était bien placée et bien servie, elle acquit quelque supériorité sur l'artillerie des Prussiens ; le mouvement de ceux-ci parut arrêté aussitôt que la jeune gardé fut engagée. Toutefois ils continuèrent à prolonger leur ligne par la gauche, débordant la ligne française qui arrivait à la hauteur de Plancenois. Napoléon fit ordonner alors aux seconds régiments de grenadiers et de chasseurs de la vieille garde détacher chacun un bataillon sur Plancenois. Ces troupes, conduites par le général Morand, colonel en premier des chasseurs à pied, chassèrent incontinent les Prussiens de ce village, les poursuivirent jusque sur le plateau de l'autre côté, et eurent même un instant en leur pouvoir deux batteries qu'elles avaient chargées à la baïonnette. 

Pendant ce mouvement, le premier régiment de grenadiers (de la garde) se forma en deux carrés, un par bataillon. Le premier fut placé à la droite de la chaussée sur le sommet d'une hauteur dominant le petit chemin qui débouche de Plancenois et vient regagner la grande route. Ce bataillon jeta des tirailleurs sur l'extrême droite du village, pour observer l'ennemi qui cherchait toujours à déborder la ligne du comte de Lobau et de la jeune garde. Le second carré se porta à la gauche de la chaussée sur la hauteur, où s'était d'abord tenu Napoléon et y fut soutenu par une batterie de six pièces de 8 et par les deux compagnies de sapeurs et de marins attachées à la garde. 

Il y avait deux heures que le comte d'Erlon s'était emparé des fermes de Papelotte et de la Haye, ayant ainsi débordé la gauche de l'armée anglo-hollandaise et la droite du corps de Bülow. Mais la cavalerie légère du premier corps (division Jacquinot), poursuivant l'infanterie ennemie sur le premier plateau, qui au-delà de la Haye-Sainte, se prolonge à droite et à gauche de la chaussée, avait été ramenée par une cavalerie bien supérieure eu nombre. Le général Milhaud, sur l'ordre du maréchal Ney, gravit alors la hauteur avec ses cuirassiers (divisions Delort et Watier) ; et la division du général Lefebvre-Desnouettes (chasseurs et lanciers de la garde) suivit ce mouvement pour le soutenir. Ceci se passait vers quatre heures et demie ; au moment où l'attaque du quatrième corps prussien était la plus menaçante ; où le général Bülow loin d'être contenu montrait toujours de nouvelle troupes qui étendaient sa ligne sur la droite. La cavalerie ennemie fut repoussée par les braves cuirassiers, par les chasseurs et les lanciers de la garde, aux cris de vive l'empereur ! Poursuivant leurs succès, ils chargèrent les carrés des gardes anglaises, le rompirent et couvrirent le plateau de morts ; mais ils ne purent, en raison du terrain, profiter de tous les avantages de ces charges brillantes. L'ennemi présenta de nouvelles forces en infanterie et en cavalerie. Forcés de rétrograder de quelques pas, les divisions françaises, chargées à leur tour par la cavalerie anglaise, allemande et belge, firent volte face et la contraignirent se mettre sous la protection de son infanterie. Napoléon sentit alors la nécessité de faire soutenir les divisions engagées ainsi prématurément. Il envoya l'ordre au comte de Valmy, qui était toujours en position sur la gauche avec ses deux divisions (celles des généraux Lhéritier et Roussel d'Hurbal) ; de se porter au grand trot sur le plateau pour appuyer les divisions du général Milhaud et celle de Lefebvre-Desnouettes Dans le même moment, le maréchal Ney fit également avancer la division de grosse cavalerie de la garde, sous le ordres du général Guyot. Toute cette cavalerie réunie, après avoir encore enfoncé plusieurs carrés et sabré nombre de fantassins, repoussa à plusieurs reprises les charges des escadrons ennemis. 

Les circonstances étaient telles que tout mouvement rétrograde eût compromis l'armée française ; l'intrépide cavalerie dont tous les régiments rivalisaient d'ardeur et de dévouement, dut ainsi affronter la mort la plus imminente, pour se maintenir contre la plus grande partie de l'armée anglo-hollandaise, dont toutes les réserves étaient engagées. Le concours du corps de Bülow qui occupait d'un autre côté une partie des réserves de Napoléon, avait rendu, à l'ennemi toute sa vigueur, et lui faisait redoubler d'efforts pour reprendre le terrain qu'il perdait de temps à autre. Un second renfort allait lui donner les moyens de pousser plus loin ses avantages. Le feld-maréchal Blücher qui avait déjà prévenu le duc de Wellington de son arrivée, s'avançait alors de Wavre par Ohain, à la tête du premier corps de l'armée prusso-saxonne. 

En ce moment critique, Napoléon conçut et ordonna une des plus belles et des plus brillantes manœuvres qui aient été exécutées sur un champ de bataille, et qui, si elle eût réussi, devait changer, malgré l'intervention de Blücher, l'issue de cette mémorable journée : c'était un grand changement de front oblique sur le centre, l'aile gauche en avant, exécuté au moyen des bataillons de la garde qui étaient restés en masse derrière la Belle-Alliance et n'avant point encore tiré un coup de fusil. Par cette manœuvre, Napoléon se proposait de renforcer et remplacer les régiments des premier et deuxième corps qui avaient le plus souffert ; de dégager et appuyer la cavalerie trop aventurée sur le plateau au-dessus de la Haye-Sainte ; de porter sur ce plateau la gauche de la nouvelle ligne de bataille dont le centre était en avant de la Belle-Alliance, la droite vers Plancenois et la ferme du Caillou, et qui faisait ainsi face aux deux armées ennemies. 

Nous avons dit plus haut, que les deuxièmes régiments de chasseurs et de grenadiers avaient détaché chacun un bataillon sur Plancenois pour appuyer le sixième corps et la jeune garde ; que le premier régiment de grenadiers, formé en deux carrés, avait été placé à la droite de la chaussée, sur une hauteur dominant le petit chemin qui, débouchant de Plancenois, vient regagner la grande route près de la Belle-Alliance. Napoléon envoya le premier bataillon du deuxième régiment de chasseurs à Plancenois, en disant au général Pelet qui le conduisait : «Général, tenez fortement, car vous appuyez tout le mouvement». Par ce moyen, Napoléon crut pouvoir disposer encore des quatre bataillons dont nous venons de parler. Un autre bataillon de la garde qui se trouvait au quartier général de la ferme du Caillou, eut ordre de se porter en avant dans le bois du Chantelet pour former l'extrême droite de la nouvelle ligne. 

Les troisième et quatrième régiments de chasseurs et de grenadiers eurent l'ordre de se porter en avant et de se former en carrés par bataillon à gauche de la chaussée, dans la direction de la Haye-Sainte ; mais cette masse de huit bataillons d'élite, destinée à former la gauche et le marteau de la nouvelle ligne de bataille, ne se composa bientôt plus que de cinq. D'abord Napoléon envoya le second bataillon du troisième régiment de grenadiers à une portée de canon, sur la gauche, pour y observer et contenir l'ennemi, qui prononçât un mouvement de ce côté. Napoléon lui-même s'y porta, et resta momentanément avec ce bataillon ; les quatrième régiments de chasseurs et de grenadiers ayant souffert à la bataille de Ligny, ne purent former chacun qu'un seul bataillon : ces troupes ainsi réduites, ne marchèrent pas avec moins de résolution vers la Haye-Sainte pour attaquer l'ennemi : le maréchal Ney, les généraux Friant et Michel étaient à leur tête. Dans le même temps, le général Reille réunissait tout le deuxième corps en avant du château de Hougoumont, et préparait une attaque de son côté, sur ce qui restait de troupes de la droite ennemie. Le premier bataillon du troisième de grenadiers commença le mouvement, marchant parallèlement à la chaussée, les autres bataillons suivirent dans le meilleur ordre, conservant leur distance.

Cette colonne s'avança ainsi au pas de charge jusqu'au-delà de la Haye-Sainte qu'elle dépassa et laissa sur sa gauche, poussant l'ennemi devant elle, malgré le feu le plus terrible d'artillerie et de mousqueterie. Dans cette charge, le général Friant fut blessé grièvement ; le général Michel, colonel en second des chasseurs, fut tué peu d'instants après. La mort de ce dernier occasionna d'abord un mouvement d'hésitation ; le premier bataillon du troisième régiment de grenadiers ; s'arrêta mais à la voix du général Poret de Morvan, qui le commandait, il se reporta en avant au pas de charge et aux cris de vive l'empereur ! Le maréchal Ney, démonté, marchait l'épée à la main, à la tête de ces grenadiers, les autres bataillons qui suivaient, s‘avançaient comme à la manoeuvre. L'ennemi continua de plier, une première ligne fut percée ; en la dépassant, la garde enleva une forte batterie qui était dételée. La colonne française poursuivant ce beau succès, vint malheureusement tomber sur une seconde ligne ennemie, postée avec de l'artillerie dans des chemins creux ou derrière des obstacles quelconques. Là, se trouvaient reformés et massés les débris des régiments culbutés et sabrés, une ou deux heures auparavant, par la cavalerie française ; les brigades des gardes anglaises, la division de Brunswick et la troisième division belge, commandée par le général Chassé. Pendant que les bataillons français se déployaient à portée de pistolet, un nouveau feu d'artillerie et de mousqueterie emporta la tête de cette colonne et ravagea l'intérieur de ces masses. Au milieu de débris de l'armée anglo-hollandaise, entourée par son feu, elle éprouva le même sort que la redoutable et victorieuse colonne anglaise de Fontenoy Le général Mallet qui conduisait le troisième régiment de chasseurs, les majors Cardinal, Angelet, Agnès, la plupart des commandants de compagnies, tombèrent morts ; presque tous les officiers, furent blessés. Sur un millier d'hommes dont se composait le troisième régiment de chasseurs, il en resta plus de sept cents sur le terrain. Le premier bataillon du troisième de grenadiers ; les bataillons du quatrième régiment de chasseurs et grenadiers eurent plus de mille hommes hors de combat. Ces vaillants et malheureux débris se retirèrent avec ordre au pied de la hauteur ; ils avaient perdu leur force numérique, mais non leur courage. Le capitaine Minal essaya de ramener encore son bataillon sur le plateau, mais il fut repoussé par les troupes qui accoururent de tous côtés. Napoléon se rapprocha en ce moment avec le second bataillon du troisième de grenadiers, et marcha vers l'ennemi pour retire quelques pelotons encore engagés. Le général Guyot, à la tête de sa division de grosse cavalerie de la garde, voulut tenter une dernière charge ; mais ses escadrons furent accablés par le nombre. Le général Jamin, major des grenadiers à cheval, tomba mort, ainsi que plusieurs autres officiers de tout grade. Le général Guyot fut blessé de deux coups de feu, et sa division, ainsi que le reste de la cavalerie française, abandonnèrent bientôt le champ de bataille 

Le général Roguer, les généraux Petit et Christiani, majors des grenadiers, s'avancèrent en ce moment avec les bataillons de chasseurs et de grenadiers restés jusqu'alors en avant de la Belle-Alliance. Napoléon voulut avec ce renfort reprendre l'offensive, la grande supériorité de l'ennemi ne le permit pas ; il fallut continuer le mouvement rétrograde, mais non sans combattre ; les vétérans de l'armée française ne cessaient point de faire face à l'ennemi. 

Tandis que ceci se passait en avant et en arrière de la Haye-Sainte le feld-maréchal Blücher était arrivé au hameau de la Haye. Le premier corps de l'armée prusso-saxonne, commandé par le général Ziethen, avait culbuté la troupe qui le défendait ; c'était la quatrième division du premier corps. Accablée par des forces aussi nombreuses, elle céda le terrain. La trouée faite, la cavalerie ennemie inonda le champ de bataille. Le général Bülow, rejoint et soutenu par le deuxième corps prusso-saxons, sous les ordres du général Pirch, s'avança plus vivement sur le sixième corps et la jeune garde. Le général Duhesme, commandant ce dernier corps, et le général Barrois, commandant une de ses divisions (tirailleurs de la garde), furent blessés.


Le deuxième bataillon du troisième de grenadiers, détaché sur la gauche, s'était longtemps maintenu ; mais commençant à plier, le deuxième bataillon du premier de chasseurs, commandé par le général Cambronne, se porta de son côté pour le soutenir et couvrir la retraite et le flanc des autres bataillons de la garde. Formé en carré, ce bataillon de chasseurs ne tarda pas à être attaqué et entouré de tous les côtés ; mais il se défendit héroïquement, contint l'ennemi par son feu, tout en marchant en retraite dans le même ordre. Le général Cambronne, atteint d'un éclat d'obus à la tête, fut renversé de son cheval. 

Cependant la brigade de cavalerie anglaise, venue d'Ohain avec le feld-maréchal Blücher, s'étant portée sur la chaussée de Charleroi, avait pénétré entre le premier corps et les bataillons de la garde, qui se retirait vers la Belle-Alliance. Ce mouvement acheva de porter le désordre sur le champ de bataille. Le premier corps se mit en déroute complète ; le deuxième, le sixième et la cavalerie suivirent cet exemple. Napoléon, les maréchaux Soult, Ney, les généraux Bertrand, Drouot, Corbineau, Flahaut, Labédoyère, Gourgaud, etc., n'eurent que le temps de se jeter dans le carré commandé part le général Cambronne : ce bataillon avait déjà perdu beaucoup de monde ; ses rangs s'éclaircirent encore ; la nuit et les difficultés du terrain, les forcèrent bientôt à se rompre. 

Le général Bülow marchant par sa gauche, continuait à déborder, le champ de bataille. Le sixième corps et la jeune garde étaient culbutés, et la nuit (il était huit heures et demi du soir) augmentait encore le désordre et la confusion ; le feu de l'ennemi était déjà à quatre cents toises sur les derrières, et les chaussées coupées. 

Le bataillon de la garde, placé à la ferme du Caillou s'était avancé, comme il en avait reçu l'ordre, dans le bois de Chantelet, pour se mettre en ligne. Il fut attaqué en même temps que les autres par une colonne du corps de Bülow ; mais il empêcha qu'elle n'arrivât sur la grande route où elle aurait pu commettre beaucoup de désordre. 

Lorsque le général Pelet, à la tête du premier bataillon du deuxième régiment de chasseurs de la garde, était arrivé au village de Plancenois, il l'avait trouvé occupé par les Prussiens qui en avaient chassé la jeune garde. Il réussit à reprendre ce poste important, s'établit au centre à la croisière des routes qui traversent le village, et s'y maintint jusqu'à la nuit contre les plus violentes attaques de l'ennemi avec ce seul bataillon, et une compagnie de grenadiers détachée auprès de lui. Tour à tour écrasé par l'artillerie, assailli par toutes les rues, il dut faire face de toutes parts : chaque rue, chaque maison, fut défendue avec le dernier acharnement. Les Prussiens ne purent pénétrer ni s'établir sur aucun point ; partout ils furent renversés à coups de baïonnette. A huit heures et demie, le général Pelet apprenant qu'on voyait déjà l'ennemi sur la chaussée de Charleroi ; entre la Belle-Alliance et la ferme de Rossomme, réunit deux cent cinquante hommes qui lui restaient, et se fit jour au travers des Prussiens qui entouraient le village depuis le commencement de cette attaque. 

Les deux carrés formés par les bataillons du premier régiment de grenadiers étaient placés sur une position à droite et à gauche de la chaussée de Charleroi : ils tinrent longtemps tête à l'ennemi. Le général Petit qui les commandait, fit battre la grenadière pour rappeler tous les soldats de la garde qui étaient entraînés dans le torrent des fuyards que l'ennemi suivait de près ; et dans la crainte qu'il ne pénétrât dans l'intérieur des carrés, on fut obligé de faire feu au risque d'atteindre les hommes poursuivis qui s'y jetaient en désordre. L'obscurité augmentant, Napoléon donna lui-même l'ordre de quitter la position qui n'était plus tenable, en ce qu'elle était débordée des deux côtés. Les deux carrés se retirèrent en bon ordre, le premier bataillon à travers champs, le deuxième, par la grande route, en faisant des haltes fréquentes pour maintenir les faces du carré, et pour donner le temps aux tirailleurs et aux fuyards de les rejoindre.

La nuit était survenue au moment le plus funeste : il ne fut plus possible aux chefs de rétablir l'ordre dans la première confusion et au milieu des ténèbres. Une partie du matériel fortement endommagée, ne pouvait se mouvoir ; le reste fit fausse route et encombra les passages. Le champ de bataille était couvert de cavalerie et d'infanterie prussienne, qui poursuivait les débris de l'armée. Le comte de Lobau, avec quelques centaines d'hommes de son corps, cherchant en vain à arrêter l'ennemi, et lui disputant avec opiniâtreté chaque morceau de terrain, fut fait prisonnier. 

Napoléon ne put faire sa retraite qu'à travers champs ; infanterie, cavalerie, tout était pêle-mêle. L'état-major gagna la petite ville de Gennapes : là, Napoléon espérait rallier un corps d'arrière-garde; mais le désordre était tel, que tous les efforts inimaginables devinrent impuissants. Il ne restait plus qu'un faible espoir dans la division Girard (du deuxième corps), qui avait été laissée sur le champ de bataille de Ligny et à laquelle le major général duc de Dalmatie avait envoyé l'ordre de se porter aux Quatre-Bras pour soutenir la retraite. 

Il était près de dix heures du soir lorsque le duc de Wellington et le feld-maréchal Blücher se rencontrèrent à la Belle-Alliance, bâtiment qui, situé sur une éminence et s'apercevant de loin, avait servi de direction aux troupes prusso-saxonnes. Les deux chefs se saluèrent mutuellement comme vainqueurs, et s'embrassèrent en présence des officiers de leur état-major. 

L'armée anglo-hollandaise, après une lutte aussi longue et aussi opiniâtre que celle qu'elle venait de soutenir, laissa aux troupes prusso-saxonnes le soin de poursuivre les débris de l'armée française. Déjà les vainqueurs avaient en leur pouvoir près de cent bouches à feu et six mille prisonniers parmi lesquels se trouvaient les généraux Cambronne et comte de Lobau. La cavalerie légère des Prussiens n'était arrêtée que par les pièces abandonnées, les caissons, les bagages et les débris de toute espèce qui encombraient la chaussée principale et les chemins de traverse. 

La chaussée de Charleroi est très large ; elle suffisait pour la retraite de l'armée française. Le pont de Gennapes est de même largeur ; cinq ou six files de voitures peuvent y passer de front ; mais dès l'arrivée des premiers fuyards, les parcs qui s'y trouvaient s'étaient barricadés, en plaçant sur la chaussée des voitures renversées, de manière à ne laisser qu'un passage de trois toise. Aussi la confusion fut épouvantable à ce défilé. La petite ville de Gennapes est d'ailleurs située dans un fond ; les premières troupes ennemies qui poursuivaient l'armée arrivèrent à onze heures du soir sur les hauteurs dominantes, et parvinrent facilement à désorganiser une poignée de braves qui s'y étaient ralliés, et elles pénétrèrent dans la ville ; tout ce qui s'y trouvait prit la fuite . 

A une heure du matin, Napoléon arriva aux Quatre-Bras, mit pied à terre dans un bivouac, et expédia plusieurs officiers au maréchal Grouchy pour lui annoncer la perte de la bataille, et lui ordonner de faire sa retraite sur Namur. Les autres officiers, envoyés de Gennapes pour prendre la division Girard à Ligny et la mettre en position aux Quatre-Bras, rapportèrent la fâcheuse nouvelle qu'ils n'avaient point trouvée cette division. Le général d'artillerie Nègre était aux Quatre-Bras avec les parcs de réserve ; mais il n'avait qu'une faible escorte. Les soldats du premier et du deuxième corps, qui avaient passé la Sambre sur le pont de Marchiennes, se dirigeaient sur ce pont, et quittaient la chaussée aux Quatre-Bras et à Gosselies, pour prendre la traversée, sans qu'il fût possible de les arrêter, pour former une arrière-garde. Les troupes de la garde, du sixième corps et partie de ceux de cavalerie se retirèrent sur Charleroi. Napoléon envoya son frère Jérôme à Marchiennes, avec ordre de rallier les troupes entre Avesnes et Maubeuge, et de sa personne, il marcha sur Charleroi. 

Telle fut à peu près, avec tous ses détails, la funeste et mémorable bataille de Mont Saint-Jean ou de Waterloo. 

La perte de l'armée anglo-hollandaise et celle du corps de Bülow, dans cette journée fût plus forte que celle des Français ; et les six à sept mille prisonniers restés entre les mains des vainqueurs, ne compensaient pas les pertes qu'ils avaient éprouvées les jours précédents. Des calculs établis d'après les rapports officiels français, anglais et prussiens, portent la perte totale des Français, depuis le 15 jusqu'au 19, à trente-six mille cinq cents hommes tués, blessés et prisonniers, et celle des alliés à près de cinquante-cinq mille hommes : ce qui donne une différence de vingt-deux mille, en plus du côté de ces derniers. 

Nous ne produirons aucune des longues et nombreuses réflexions qui ont été faites sur cette bataille : nous avons mis le lecteur à même de fixer son opinion sur les fautes qui ont été commises, de part et d'autre ; mais nous devons à l'armée française de dire que jamais elle ne montra plus de valeur et de dévouement. Les circonstances de la fin de la journée ont pu seules l'entraîner dans une déroute, que des machinations préparées d'avance devaient rendre plus désordonnée et plus tumultueuse.